• Baudelaire / Mémoire

    La mémoire et le souvenir occupent une place essentielle dans le recueil Les Fleurs du Mal: souvenirs heureux ressuscités par l'intimité amoureuse, souvenir fugace mais éblouissant ("A une passante") jeté sur le papier, souvenirs trop lourds à porter qui encombrent la mémoire du poète et lui rappellent sa mortalité par la persistance d'un passé défunt. Petite anthologie...(les numéros correspondent à l'édition de 1868 des Fleurs du Mal)

    XII

     

    LA VIE ANTÉRIEURE

     

    J’ai longtemps habité sous de vastes portiques

    Que les soleils marins teignaient de mille feux,

    Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

    Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

     

    Les houles, en roulant les images des cieux,

    Mêlaient d’une façon solennelle et mystique

    Les tout-puissants accords de leur riche musique

    Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

     

    C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,

    Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs

    Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

     

    Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

    Et dont l’unique soin était d’approfondir

     

    Le secret douloureux qui me faisait languir.

     

     

    XXIII

     

    PARFUM EXOTIQUE

     

    Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,

    Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,

    Je vois se dérouler des rivages heureux

    Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;

     

    Une île paresseuse où la nature donne

    Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;

    Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,

    Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

     

    Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

    Je vois un port rempli de voiles et de mâts

    Encor tout fatigués par la vague marine,

     

    Pendant que le parfum des verts tamariniers,

    Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,

     

    Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

     

     

    XXIV

     

    LA CHEVELURE

     

    Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !

    Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !

    Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure

    Des souvenirs dormant dans cette chevelure,

    Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

     

    La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,

    Tout un monde lointain, absent, presque défunt,

    Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !

    Comme d’autres esprits voguent sur la musique,

    Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

     

    J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,

    Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;

    Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !

    Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve

    De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

     

    Un port retentissant où mon âme peut boire

    À grands flots le parfum, le son et la couleur ;

    Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,

    Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire

    D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

     

    Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse

    Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;

    Et mon esprit subtil que le roulis caresse

    Saura vous retrouver, ô féconde paresse,

    Infinis bercements du loisir embaumé !

     

    Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,

    Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;

    Sur les bords duvetés de vos mèches tordues

    Je m’enivre ardemment des senteurs confondues

    De l’huile de coco, du musc et du goudron.

     

    Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

    Sèmera le rubis, la perle et le saphir,

    Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !

    N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde

     

    Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

     

     

    XLVIII

     

    HARMONIE DU SOIR

     

    Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

    Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

    Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;

    Valse mélancolique et langoureux vertige !

     

    Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

    Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

    Valse mélancolique et langoureux vertige !

    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

     

    Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,

    Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

    Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

     

    Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

    Du passé lumineux recueille tout vestige !

    Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

     

    Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

     

     

    XLIX

     

    LE FLACON

     

    Il est de forts parfums pour qui toute matière

    Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.

    En ouvrant un coffret venu de l’orient

    Dont la serrure grince et rechigne en criant,

     

    Ou dans une maison déserte quelque armoire

    Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,

    Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,

    D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

     

    Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,

    Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,

    Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,

    Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

     

    Voilà le souvenir enivrant qui voltige

    Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige

    Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains

    Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

     

    Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,

    Où, Lazare odorant déchirant son suaire,

    Se meut dans son réveil le cadavre spectral

    D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

     

    Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire

    Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire

    Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,

    Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

     

    Je serai ton cercueil, aimable pestilence !

    Le témoin de ta force et de ta virulence,

    Cher poison préparé par les anges ! liqueur

     

    Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !

     

     

    LV

     

    L’IRRÉPARABLE

    I

     

    Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,

    Qui vit, s’agite et se tortille,

    Et se nourrit de nous comme le ver des morts,

    Comme du chêne la chenille ?

    Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?

     

    Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,

    Noierons-nous ce vieil ennemi,

    Destructeur et gourmand comme la courtisane,

    Patient comme la fourmi ?

    Dans quel philtre ? — dans quel vin ? — dans quelle tisane ?

     

    Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

    À cet esprit comblé d’angoisse

    Et pareil au mourant qu’écrasent les blessés,

    Que le sabot du cheval froisse,

    Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

    À cet agonisant que le loup déjà flaire

    Et que surveille le corbeau,

    À ce soldat brisé ! s’il faut qu’il désespère

    D’avoir sa croix et son tombeau ;

    Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire !

     

    Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?

    Peut-on déchirer des ténèbres

    Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,

    Sans astres, sans éclairs funèbres ?

    Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?

     

    L’Espérance qui brille aux carreaux de l’Auberge

    Est soufflée, est morte à jamais !

    Sans lune et sans rayons, trouver où l’on héberge

    Les martyrs d’un chemin mauvais !

    Le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge !

     

    Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

    Dis, connais-tu l’irrémissible ?

    Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,

    À qui notre cœur sert de cible ?

    Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

     

    L’Irréparable ronge avec sa dent maudite

    Notre âme, piteux monument,

    Et souvent il attaque, ainsi que le termite,

    Par la base le bâtiment.

    L’Irréparable ronge avec sa dent maudite !

    II

    J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal

    Qu’enflammait l’orchestre sonore,

    Une fée allumer dans un ciel infernal

    Une miraculeuse aurore ;

    J’ai vu parfois au fond d’un théâtre banal

     

    Un être, qui n’était que lumière, or et gaze,

    Terrasser l’énorme Satan ;

    Mais mon cœur, que jamais ne visite l’extase,

    Est un théâtre où l’on attend

     

    Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze !

     

     

    LXXVIII

     

    SPLEEN

     

    J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

     

    Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,

    De vers, de billets doux, de procès, de romances,

    Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

    Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

    C’est une pyramide, un immense caveau,

    Qui contient plus de morts que la fosse commune.

     

    — Je suis un cimetière abhorré de la lune,

    Où, comme des remords, se traînent de longs vers

    Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

    Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

    Où gît tout un fouillis de modes surannées,

    Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,

    Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

     

    Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,

    Quand sous les lourds flocons des neigeuses années

    L’Ennui, fruit de la morne incuriosité,

    Prend les proportions de l’immortalité.

     

    — Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !

    Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,

    Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux !

    Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

    Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche

     

    Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche !

     

     

    CVII

     

    L’HORLOGE

     

     

    Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,

    Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !

    Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi

    Se planteront bientôt comme dans une cible ;

     

    Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon

    Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;

    Chaque instant te dévore un morceau du délice

    À chaque homme accordé pour toute sa saison.

     

    Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

    Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix

    D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,

    Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

     

    Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !

    (Mon gosier de métal parle toutes les langues.)

    Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

    Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

     

    Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

    Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.

    Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !

    Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

     

    Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,

    Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,

    Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),

     

    Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

     

     

    CXVII

     

    À UNE PASSANTE

     

     

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.

    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

    Une femme passa, d’une main fastueuse

    Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

     

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.

    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

    Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,

    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

     

    Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté

    Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

    Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

     

    Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !

    Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

     

    Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

     


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