• La littérature romantique se nourrit du motif du face à face avec la montagne, lieu où se donne à voir une nature sauvage et tourmenté, en tout point opposée à la nature classique, sagement et rationnellement organisée en un aimable et artificiel spectacle. Ici, la nature offre à l'homme un espace pour dialoguer avec lui-même ou avec le divin. 

     

    O solitude

     O SOLITUDE! if I must with thee dwell, 

      Let it not be among the jumbled heap 

      Of murky buildings; climb with me the steep,— 

    Nature’s observatory—whence the dell, 

    Its flowery slopes, its river’s crystal swell,      

      May seem a span; let me thy vigils keep 

      ’Mongst boughs pavillion’d, where the deer’s swift leap 

    Startles the wild bee from the fox-glove bell. 

    But though I’ll gladly trace these scenes with thee, 

      Yet the sweet converse of an innocent mind,    

    Whose words are images of thoughts refin’d, 

      Is my soul’s pleasure; and it sure must be 

    Almost the highest bliss of human-kind, 

       When to thy haunts two kindred spirits flee.

     

    O Solitude ! si je dois habiter avec toi,

    Que ce ne soit pas parmi les entassements confus

    De sombres masures ! Gravis avec moi le pic escarpé, —

    Observatoire de la nature, — d’où le vallon

    Avec ses pentes fleuries et le gazouillis cristallin de sa rivière,

    Puisse sembler un empan ; que je passe tes veillées

    Sous des voûtes de branches où le daim, par ses bonds rapides,

    Ecarte l’abeille sauvage de la digitale à clochettes.

    Mais, quoique je sois heureux d’assister à ces scènes en ta compagnie.

    Pourtant, l’aimable causerie avec un esprit naïf,

    Dont les propos sont des images de pensées délicates

    Est la joie de mon âme ; et, sûrement ce doit être

    A peu près la plus haute félicité de la race humaine,

     Lorsque dans tes retraites se réfugient doux âmes sœurs.

    John Keats, 1816, traduction Gaston Gallimard, 1910

     

     

    Le Mont Blanc

              sur un paysage de M. Calame

    Montagne à la cime voilée,

    Pourquoi vas-tu chercher si haut,

    Au fond de la voûte étoilée,

    Des autans l’éternel assaut ?

     

    Des sommets triste privilège !

    Tu souffres les âpres climats,

    Tu reçois la foudre et la neige,

    Pendant que l’été germe en bas.

     

    À tes pieds s’endort sous la feuille,

    À l’ombre de tes vastes flancs,

    La vallée où le lac recueille

    L’onde des glaciers ruisselants.

     

    Tu t’enveloppes de mystère,

    Tu te tiens dans un demi-jour,

    Comme un appas nu de la terre

    Que couvre ton jaloux amour.

     

    Ah ! c’est là l’image sublime

    De tout ce que Dieu fit grandir :

    Le génie à l’auguste cime

    S’isole aussi pour resplendir.

     

    Le bruit, le vent, le feu, la glace,

    Le frappent éternellement,

    Et sur son front gravent la trace

    D’un froid et morne isolement.

     

    Mais souvent, caché dans la nue,

    Il enferme dans ses déserts,

    Comme une vallée inconnue,

    Un cœur qui lui vaut l’univers.

     

    Ce sommet où la foudre gronde,

    Où le jour se couche si tard,

    Ne veut resplendir sur le monde

    Que pour briller dans un regard !

     

    En le voyant, nul ne se doute

    Qu’il ne s’élance au fond des cieux,

    Qu’il ne fend l’azur de sa voûte

    Que pour être suivi des yeux ;

     

    Et que de nuage en nuage

    S’il monte si haut, c’est pour voir,

    La nuit, son orageuse image

    Luire, ô lac, dans ton beau miroir !

    Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, édition augmentée, 1849

     

    Un peu de hauteur...

    John Martin, Manfred sur la Jungfrau, 1837, Birmingham Museum and Art Gallery

     

     

    Dans la Sierra 

    J’aime d’un fol amour les monts fiers et sublimes !

    Les plantes n’osent pas poser leurs pieds frileux

    Sur le linceul d’argent qui recouvre leurs cimes ;

    Le soc s’émousserait à leurs pics anguleux ;

     

    Ni vigne aux bras lascifs, ni blés dorés, ni seigles ;

    Rien qui rappelle l’homme et le travail maudit.

    Dans leur air libre et pur nagent des essaims d’aigles,

    Et l’écho du rocher siffle l’air du bandit.

     

    Ils ne rapportent rien et ne sont pas utiles ;

    Ils n’ont que leur beauté, je le sais, c’est bien peu ;

    Mais, moi, je les préfère aux champs gras et fertiles,

    Qui sont si loin du ciel qu’on n’y voit jamais Dieu !

    Théophile Gautier, Espana, 1845

     

     

    Ce qu'on entend sur la montagne

                                  "Ô altitudo !"

    Avez-vous quelquefois, calme et silencieux, 

    Monté sur la montagne, en présence des cieux ? 

    Était-ce aux bords du Sund ? aux côtes de Bretagne ? 

    Aviez-vous l'océan au pied de la montagne ? 

    Et là, penché sur l'onde et sur l'immensité, 

    Calme et silencieux, avez-vous écouté ? 

    Voici ce qu'on entend : - du moins un jour qu'en rêve 

    Ma pensée abattit son vol sur une grève, 

    Et, du sommet d'un mont plongeant au gouffre amer, 

    Vit d'un côté la terre et de l'autre la mer, 

    J'écoutai, j'entendis et jamais voix pareille 

    Ne sortit d'une bouche et n'émut une oreille.

     

    Ce fut d'abord un bruit large, immense, confus, 

    Plus vague que le vent dans les arbres touffus, 

    Plein d'accords éclatants, de suaves murmures, 

    Doux comme un chant du soir, fort comme un choc d'armures

    Quand la sourde mêlée étreint les escadrons 

    Et souffle, furieuse, aux bouches des clairons. 

    C'était une musique ineffable et profonde, 

    Qui, fluide, oscillait sans cesse autour du monde, 

    Et dans les vastes cieux, par ses flots rajeunis, 

    Roulait élargissant ses orbes infinis

    Jusqu'au fond où son flux s'allait perdre dans l'ombre 

    Avec le temps, l'espace et la forme et le nombre. 

    Comme une autre atmosphère épars et débordé, 

    L'hymne éternel couvrait tout le globe inondé. 

    Le monde, enveloppé dans cette symphonie, 

    Comme il vogue dans l'air, voguait dans l'harmonie.

     

    Et pensif, j'écoutais ces harpes de l'éther, 

    Perdu dans cette voix comme dans une mer. 

    Bientôt je distinguai, confuses et voilées, 

    Deux voix, dans cette voix l'une à l'autre mêlées, 

    De la terre et des mers s'épanchant jusqu'au ciel, 

    Qui chantaient à la fois le chant universel ; 

    Et je les distinguai dans la rumeur profonde, 

    Comme on voit deux courants qui se croisent sous l'onde.

     

    L'une venait des mers ; chant de gloire ! hymne heureux ! 

    C'était la voix des flots qui se parlaient entre eux ; 

    L'autre, qui s'élevait de la terre où nous sommes, 

    Était triste ; c'était le murmure des hommes ; 

    Et dans ce grand concert, qui chantait jour et nuit, 

    Chaque onde avait sa voix et chaque homme son bruit.

     

    Or, comme je l'ai dit, l'océan magnifique 

    Épandait une voix joyeuse et pacifique, 

    Chantait comme la harpe aux temples de Sion, 

    Et louait la beauté de la création. 

    Sa clameur, qu'emportaient la brise et la rafale, 

    Incessamment vers Dieu montait plus triomphale, 

    Et chacun de ses flots que Dieu seul peut dompter, 

    Quand l'autre avait fini, se levait pour chanter.

    Comme ce grand lion dont Daniel fut l'hôtel, 

    L'océan par moments abaissait sa voix haute ; 

    Et moi je croyais voir, vers le couchant en feu, 

    Sous sa crinière d'or passer la main de Dieu.

     

    Cependant, à côté de l'auguste fanfare, 

    L'autre voix, comme un cri de coursier qui s'effare, 

    Comme le gond rouillé d'une porte d'enfer, 

    Comme l'archet d'airain sur la lyre de fer, 

    Grinçait ; et pleurs, et cris, l'injure, l'anathème, 

    Refus du viatique et refus du baptême, 

    Et malédiction, et blasphème, et clameur ; 

    Dans le flot tournoyant de l'humaine rumeur 

    Passaient, comme le soir on voit dans les vallées 

    De noirs oiseaux de nuit qui s'en vont par volées. 

    Qu'était-ce que ce bruit dont mille échos vibraient ? 

    Hélas ! c'était la terre et l'homme qui pleuraient.

     

    Frère ! de ces deux voix étranges, inouïes, 

    Sans cesse renaissant, sans cesse évanouies, 

    Qu'écoute l'Éternel durant l'éternité, 

    L'une disait : NATURE ! et l'autre : HUMANITÉ !

     

    Alors je méditai ; car mon esprit fidèle, 

    Hélas ! n'avait jamais déployé plus grande aile ; 

    Dans mon ombre jamais n'avait lui tant de jour ; 

    Et je rêvai longtemps, contemplant tour à tour, 

    Après l'abîme obscur que me cachait la lame, 

    L'autre abîme sans fond qui s'ouvrait dans mon âme. 

    Et je me demandai pourquoi l'on est ici, 

    Quel peut être après tout le but de tout ceci,

    Que fait l'âme, lequel vaut mieux d'être ou de vivre, 

    Et pourquoi le Seigneur, qui seul lit à son livre, 

    Mêle éternellement dans un fatal hymen 

    Le chant de la nature au cri du genre humain ?

    Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, 1831

     

     

     

    Franz Liszt, Ce qu'on entend sur la montagne, Poème symphonique n°1, 1850

    librement inspiré du poème de Victor Hugo

    NB: Poème symphonique: "Genre de composition musicale pour orchestre seul, généralement en un seul mouvement, inspiré directement et explicitement par un thème, un personnage, une légende, un poème, et très souvent par un texte."

     (http://www.larousse.fr/encyclopedie/musdico/poème_symphonique/169620)

    Le poème est une forme neuve du 19ème siècle qui traduit, pour faire simple, le désir des compositeurs en s'affranchissant des règles conventionnelles de la symphonie en quatre mouvements. 

     

    Cette thématique de l'ascension spirituelle de la montagne est aussi à l'oeuvre dans des romans, qui prennent d'ailleurs l'allure d'autobiographies. 

     

    La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets lumineux ; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident de lumière ne troublaient, ne divisaient la vague et sombre profondeur des cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où l'oeil se repose et s'arrête. Là l'éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes ; au milieu de l'éclat du soleil et des glaciers, chercher d'autres mondes et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits ; et par-dessus l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne. Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glaciers et formèrent des nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes ; quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs ; des filets de neige éclatante, retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du mont Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes ; il s'éleva rapidement, il vint droit à moi ; c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son oeil farouche ; il cherchait une proie, mais à la vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se précipitant dans les nuages.

    Senancour, Oberman, 1804, Lettre VII

     

    " Un jour j'étais monté au sommet de l'Etna, volcan qui brûle au milieu d'une île. Je vis le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte ; mais tandis que d'un côté mon oeil apercevait ces objets, de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes entre les bouffées d'une noire vapeur.

    " Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche d'un volcan, et pleurant sur les mortels dont à peine il voyait à ses pieds les demeures, n'est sans doute, ô vieillards ! qu'un objet digne de votre pitié ; mais, quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre l'image de son caractère et de son existence : c'est ainsi que toute ma vie j'ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible et un abîme ouvert à mes côtés. "

    François René de Chateaubriand, René, 1802

     

     

     


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  • Moment d'émerveillement par la richesse de sa palette chromatique, occasion de méditer sur la brièveté des jours et la fuite du temps, le crépuscule occupe dans la poésie romantique une place à part.

     

    soleils couchants

    Caspar David Friedrich, Paysage du soir avec deux hommes, entre 1830 et 1835

     

    Le soir

    Le soir ramène le silence.
    Assis sur ces rochers déserts,
    Je suis dans le vague des airs
    Le char de la nuit qui s'avance.

    Vénus se lève à l'horizon ;
    A mes pieds l'étoile amoureuse.
    De sa lueur mystérieuse
    Blanchit les tapis de gazon.

    De ce hêtre au feuillage sombre
    J'entends frissonner les rameaux :
    On dirait autour des tombeaux
    Qu'on entend voltiger une ombre.

    Tout à coup détaché des cieux,
    Un rayon de l'astre nocturne,
    Glissant sur mon front taciturne,
    Vient mollement toucher mes yeux.

    Doux reflet d'un globe de flamme,
    Charmant rayon, que me veux-tu ?
    Viens-tu dans mon sein abattu
    Porter la lumière à mon âme ?

    Descends-tu pour me révéler
    Des mondes le divin mystère?
    Les secrets cachés dans la sphère
    Où le jour va te rappeler?

    Une secrète intelligence
    T'adresse-t-elle aux malheureux ?
    Viens-tu la nuit briller sur eux
    Comme un rayon de l'espérance ?

    Viens-tu dévoiler l'avenir
    Au coeur fatigué qui t'implore ?
    Rayon divin, es-tu l'aurore
    Du jour qui ne doit pas finir ?

    Mon coeur à ta clarté s'enflamme,
    Je sens des transports inconnus,
    Je songe à ceux qui ne sont plus
    Douce lumière, es-tu leur âme ?

    Peut-être ces mânes heureux
    Glissent ainsi sur le bocage ?
    Enveloppé de leur image,
    Je crois me sentir plus près d'eux !

    Ah ! si c'est vous, ombres chéries !
    Loin de la foule et loin du bruit,
    Revenez ainsi chaque nuit
    Vous mêler à mes rêveries.
    Ramenez la paix et l'amour
    Au sein de mon âme épuisée,
    Comme la nocturne rosée
    Qui tombe après les feux du jour.

    Venez !... mais des vapeurs funèbres
    Montent des bords de l'horizon :
    Elles voilent le doux rayon,
    Et tout rentre dans les ténèbres.

    Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, 1820

    **************************************************************************

    Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées.
    Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
    Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
    Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !

    Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
    Sur la face des mers, sur la face des monts,
    Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
    Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

    Et la face des eaux, et le front des montagnes,
    Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
    S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
    Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.

    Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
    Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
    Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
    Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

    Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, 1831

     

    *****************************************************************************

    Le coucher du soleil

    Quand le Soleil du soir parcourt les Tuileries
    Et jette l'incendie aux vitres du château,
    Je suis la Grande Allée et ses deux pièces d'eau
    Tout plongé dans mes rêveries !

    Et de là, mes amis, c'est un coup d'oeil fort beau
    De voir, lorsqu'à l'entour la nuit répand son voile,
    Le coucher du soleil, - riche et mouvant tableau,
    Encadré dans l'arc de l'Etoile !

    Gérard de Nerval, Odelettes, 1850

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    soleils couchants

    Caspar David Friedrich, Le soir, huile sur toile, 22,3 × 31 cm

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    "Notre-Dame
    Que c'est beau !"
    Victor HUGO

    Soleil couchant

    En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
    Je me suis arrêté quelques instants pour voir
    Le soleil se coucher derrière Notre-Dame.
    Un nuage splendide à l'horizon de flamme,
    Tel qu'un oiseau géant qui va prendre l'essor,
    D'un bout du ciel à l'autre ouvrait ses ailes d'or,
    - Et c'était des clartés à baisser la paupière.
    Les tours au front orné de dentelles de pierre,
    Le drapeau que le vent fouette, les minarets
    Qui s'élèvent pareils aux sapins des forêts,
    Les pignons tailladés que surmontent des anges
    Aux corps roides et longs, aux figures étranges,
    D'un fond clair ressortaient en noir ; l'Archevêché,
    Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché,
    Se dessinait au pied de l'église, dont l'ombre
    S'allongeait à l'entour mystérieuse et sombre.
    - Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux
    D'une maison du quai ; - l'air était doux ; les eaux
    Se plaignaient contre l'arche à doux bruit, et la vague
    De la vieille cité berçait l'image vague ;
    Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas
    Que la nuit étoilée arrivait à grands pas.

    Théophile Gautier, Premières poésies, 1830-1832

    ********************************************************************

    Harmonie du soir

    Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
    Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
    Valse mélancolique et langoureux vertige !

    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
    Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ;
    Valse mélancolique et langoureux vertige !
    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

    Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige,
    Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
    Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

    Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
    Du passé lumineux recueille tout vestige !
    Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
    Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

    Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

     

    *****************************************************************************

     

    Der Abend

    "Senke, strahlender Gott, die Fluren dürsten
    Nach erquickendem Tau, der Mensch verschmachtet,
    Matter ziehen die Rosse, senke den wagen hinab.

    Sehe, wer aus des Meeres krystallner Woge
    Lieblich lächelnd dir winkt! Erkennt dein Herz sie?
    Rascher fliegen die Rosse.
    Thetys, die göttliche, winkt.

    Schnell vom Wagen herab in ihre Arme
    Springt der Führer. Den Zaum ergreift Kupido.
    Stille halten die Rosse,
    Trinken die kühlende Flut.

    Auf dem Himmel herauf mit leisen Schritten
    Kommt die duftende Nacht; ihr folgt die süsse Liebe.
    Ruht und liebet! Phöbus, der Liebende, ruht."

     

    "Descends, dieu rayonnant… les campagnes aspirent après la rosée rafraîchissante, l’homme épuisé languit, tes coursiers fatigués se ralentissent… laisse ton char descendre !

     

    Vois qui, du sein de la mer aux flots de cristal, t’appelle par un sourire aimable ! Ton cœur la reconnaît-il ? Les coursiers volent plus rapides : c’est Téthys, c’est ta divine épouse qui t’appelle.

     

    Soudain, du char qu’il conduit, le dieu s’élance dans ses bras ; Cupidon saisit les rènes ; les coursiers s’arrêtent et boivent l’onde rafraîchissante.

     

    Au ciel, d’un pas léger, monte la nuit embaumée : le doux amour la suit. Reposez et aimez ! Phébus aime et repose."

    Friedrich von Schiller, Ballades, 1797

    **********************************************************************************

     

    "La maison du berger" (extrait)

    [...] Si ton corps frémissant des passions secrètes,
    S'indigne des regards, timide et palpitant ;
    S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
    Pour la mieux dérober au profane insultant ;
    Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
    Si ton beau front rougit de passer dans les songes
    D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,

    Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
    Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
    Du haut de nos pensers vois les cités serviles
    Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
    Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
    Libres comme la mer autour des sombres îles.
    Marche à travers les champs une fleur à la main.

    La Nature t'attend dans un silence austère ;
    L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
    Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
    Balance les beaux lys comme des encensoirs.
    La forêt a voilé ses colonnes profondes,
    La montagne se cache, et sur les pâles ondes
    Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

    Le crépuscule ami s'endort dans la vallée,
    Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,
    Sous les timides joncs de la source isolée
    Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,
    Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
    Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
    Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison. [...]

    Alfred de Vigny, Les Destinées, 1863

     

     


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  • Le début du 19ème siècle voit se multiplier les voyages et les récits de voyages qui rendent comptent des merveilles visitées tout en faisant part des méditations des auteurs: fuite du temps, grandeur de la nature, fragilité des civilisations qui n'ont laissé que des ruines. Il ne s'agit pas à proprement parler de poésie, mais je range ici ces extraits de récits de voyage dont le rythme et la richesse visuelle n'a rien à envier à la poésie. A côté d'eux, des textes en vers. 

    J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.

    Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’Oedipe, de Philoctète et d’Hécabe ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un peuple libre.

    François-René de chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811

     

    Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui loin d’abaisser l’âme donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Ecriture sont là : chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Eternel.

    François-René de chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811

     

    J’avoue pourtant qu’au premier aspect des Pyramides, je n’ai senti que de l’admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu’un amas de pierres et un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ; c’est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l’éternité. " Tous ces peuples (d’Égypte), dit Diodore de Sicile, regardant la durée de la vie comme un temps très court et de peu d’importance, font au contraire beaucoup d’attention à la longue mémoire que la vertu laisse après elle : c’est pourquoi ils appellent les maisons des vivants des hôtelleries, par lesquelles on ne fait que passer ; mais ils donnent le nom de demeures éternelles aux tombeaux des morts, d’où l’on ne sort plus. Ainsi les rois ont été comme indifférents sur la construction de leurs palais, et ils se sont épuisés dans la construction de leurs tombeaux. "

     On voudrait aujourd’hui que tous les monuments eussent une utilité physique, et l’on ne songe pas qu’il y a pour les peuples une utilité morale d’un ordre fort supérieur, vers laquelle tendaient les législations de l’antiquité. La vue d’un tombeau n’apprend-elle donc rien ?  

     Si elle enseigne quelque chose, pourquoi se plaindre qu’un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine. A moins de soutenir qu’il est égal pour une nation de laisser ou de ne pas laisser un nom dans l’histoire, on ne peut condamner ces édifices qui portent la mémoire d’un peuple au delà de sa propre existence et le font vivre contemporain des générations qui viennent s’établir dans ses champs abandonnés. Qu’importe alors que ces édifices aient été des amphithéâtres ou des sépulcres ? Tout est tombeau chez un peuple qui n’est plus. Quand l’homme a passé, les monuments de sa vie sont encore plus vains que ceux de sa mort : son mausolée est au moins utile à ses cendres ; mais ses palais gardent-ils quelque chose de ses plaisirs ?

    François-René de chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811

     

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    L'andalouse

    Avez-vous vu, dans Barcelone,
    Une Andalouse au sein bruni ?
    Pâle comme un beau soir d'automne !
    C'est ma maîtresse, ma lionne!
    La marquesa d'Amaëgui !

    J'ai fait bien des chansons pour elle,
    Je me suis battu bien souvent.
    Bien souvent j'ai fait sentinelle,
    Pour voir le coin de sa prunelle,
    Quand son rideau tremblait au vent.

    Elle est à moi, moi seul au monde.
    Ses grands sourcils noirs sont à moi,
    Son corps souple et sa jambe ronde,
    Sa chevelure qui l'inonde,
    Plus longue qu'un manteau de roi !

    C'est à moi son beau col qui penche
    Quand elle dort dans son boudoir,
    Et sa basquina sur sa hanche,
    Son bras dans sa mitaine blanche,
    Son pied dans son brodequin noir !

    Vrai Dieu ! Lorsque son oeil pétille
    Sous la frange de ses réseaux,
    Rien que pour toucher sa mantille,
    De par tous les saints de Castille,
    On se ferait rompre les os.

    Qu'elle est superbe en son désordre,
    Quand elle tombe, les seins nus,
    Qu'on la voit, béante, se tordre
    Dans un baiser de rage, et mordre
    En criant des mots inconnus !

    Et qu'elle est folle dans sa joie,
    Lorsqu'elle chante le matin,
    Lorsqu'en tirant son bas de soie,
    Elle fait, sur son flanc qui ploie,
    Craquer son corset de satin !

    Allons, mon page, en embuscades !
    Allons ! la belle nuit d'été !
    Je veux ce soir des sérénades
    A faire damner les alcades
    De Tolose au Guadalété

    Alfred de Musset, Contes d'Espagne et d'Italie, 1830

     

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    Le véritable charme du Généralife, ce sont ses jardins et ses eaux. Un canal, revêtu de marbre, occupe toute la longueur de l’enclos, et roule ses flots abondants et rapides sous une suite d’arcades de feuillage formées par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès, sont plantés sur chaque bord ; au pied de l’un de ces cyprès d’une monstrueuse grosseur, et qui remonte au temps des Mores, la favorite de Boabdil, s’il faut en croire la légende, prouva souvent que les verrous et les grilles sont de minces garants de la vertu des sultanes. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’if est très gros et fort vieux.

     

    La perspective est terminée par une galerie-portique à jets d’eau, à colonnes de marbre, comme le patio des Myrtes de l’Alhambra. Le canal fait un coude, et vous pénétrez dans d’autres enceintes ornées de pièces d’eau et dont les murs conservent des traces de fresques du XVIme siècle, représentant des architectures rustiques et des points de vue. Au milieu d’un de ces bassins s’épanouit, comme une immense corbeille, un gigantesque laurier-rose d’un éclat et d’une beauté incomparables. Au moment où je le vis, c’était comme une explosion de fleurs, comme le bouquet d’un feu d’artifice végétal ; une fraîcheur splendide et vigoureuse, presque bruyante, si ce mot peut s’appliquer à des couleurs, à faire paraître blafard le teint de la rose la plus vermeille ! Ses belles fleurs jaillissaient  avec toute l’ardeur du désir vers la pure lumière du ciel ; ses nobles feuilles, taillées tout exprès par la nature pour couronner la gloire, lavées par la bruine des jets d’eau, étincelaient comme des émeraudes au soleil. Jamais rien ne m’a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du Généralife.

    Théophile Gautier, Voyage en Espagne, 1843

     Perspective

    Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,
    Quand l’œil à l’horizon se tourne avec regret,
    Les dômes, les clochers font comme une forêt ;
    À chaque tour de roue il surgit une aiguille.

    D’abord la Giralda, dont l’ange d’or scintille,
    Rose dans le ciel bleu, darde son minaret ;
    La cathédrale énorme à son tour apparaît
    Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville.

    De près, l’on n’aperçoit que des fragments d’arceaux :
    Un pignon biscornu, l’angle d’un mur maussade,
    Cache la flèche ouvrée et la riche façade.

    Grands hommes, obstrués et masqués par les sots,
    Comme les hautes tours sur les toits de la ville,
    De loin vos fronts grandis montent dans l’air tranquille !

    Théophile Gautier, Espana, 1845

     

    ********************************************************************

    Il fait déjà grand jour, nous avons dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s’avance dans la mer d’environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et son escalier de terrasses cultivées en jardins ; l’immense vallée qui sépare deux  chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphithéâtre, dont la teinte violette est constellée çà et là de points crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvents et de châteaux. C’est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l’âme s’élargit, comme pour atteindre aux proportions d’un tel spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr-Beyrouth, rivière l’été, torrent l’hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes à l’ombre des arches d’un pont romain.

    Les chevaux avaient seulement de l’eau jusqu’à mi-jambe : des tertres couverts d’épais buissons de lauriers-roses divisent le courant et couvrent partout de leur ombre le lit ordinaire de la rivière ; deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des inondations détachent et font ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de verdure et de fleurs. Au-delà commencent les premières pentes de la montagne ; des grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes rabougris à la feuille teintée d’un vert sombre, des aloès et des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant l’homme à son passage, mais offrant un refuge à d’énormes lézards verts qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux : voilà ce qu’on rencontre en gravissant les premières hauteurs.

    Gérard de Nerval, Voyage en Orient, "Séjour au Liban", 1851

     

    A l’époque où la Porte était en guerre avec l’Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n’y manquaient pas, témoin cette Roxelane française au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu’au théâtre, et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. Aujourd’hui, plus de Françaises, plus même d’Européennes possibles pour l’infortuné sultan. S’il s’avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d’ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l’occasion d’une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l’enlèvement d’Hélène.

    Quand le sultan traverse, dans Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l’étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n’aurait pas le droit d’enfermer une femme de naissance libre. Il doit s’être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l’esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises ; mais c’est là le fruit défendu.

    Gérard de Nerval, Voyage en Orient, "Séjour en Turquie", 1851

     


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