• La poésie romantique accorde une large place à l'expression des sentiments: douleur de la perte, interrogations métaphysique, mélancolie devant la fuite du temps... Voici quelques poèmes permettant d'appréhender cette composante du romantisme.

     

    El Desdichado

    Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,

    Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :

    Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé

    Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

     

    Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,

    Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,

    La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,

    Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

     

    Suis-je Amour ou Phoebus ?... Lusignan ou Biron ?

    Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

    J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène...

     

    Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :

    Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

    Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

    Gérard de Nerval, Les Chimères, 1854

     

     

    Tristesse

    J'ai perdu ma force et ma vie,

    Et mes amis et ma gaieté;

    J'ai perdu jusqu'à la fierté

    Qui faisait croire à mon génie.

     

    Quand j'ai connu la Vérité,

    J'ai cru que c'était une amie ;

    Quand je l'ai comprise et sentie,

    J'en étais déjà dégoûté.

     

    Et pourtant elle est éternelle,

    Et ceux qui se sont passés d'elle

    Ici-bas ont tout ignoré.

     

    Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.

    Le seul bien qui me reste au monde

    Est d'avoir quelquefois pleuré.

    Alfred de Musset, Poésies Nouvelles, 1850

     

     

    Exil

    Si je pouvais voir, ô patrie, 

    Tes amandiers et tes lilas, 

    Et fouler ton herbe fleurie, 

    Hélas !

     

    Si je pouvais, - mais, ô mon père, 

    O ma mère, je ne peux pas, -

    Prendre pour chevet votre pierre, 

    Hélas !

     

    Dans le froid cercueil qui vous gêne, 

    Si je pouvais vous parler bas, 

    Mon frère Abel, mon frère Eugène, 

    Hélas !

     

    Si je pouvais, ô ma colombe, 

    Et toi, mère, qui t'envolas, 

    M'agenouiller sur votre tombe, 

    Hélas !

     

    Oh ! vers l'étoile solitaire,

    Comme je lèverais les bras !

    Comme je baiserais la terre,

    Hélas !

     

    Loin de vous, ô morts que je pleure, 

    Des flots noirs j'écoute le glas ; 

    Je voudrais fuir, mais je demeure, 

    Hélas !

     

    Pourtant le sort, caché dans l'ombre, 

    Se trompe si, comptant mes pas, 

    Il croit que le vieux marcheur sombre 

    Est las.

    Victor Hugo, Les quatre vents de l'esprit, 1881

     

    L'isolement

    Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,

    Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;

    Je promène au hasard mes regards sur la plaine,

    Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

     

    Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ;

    Il serpente et s’enfonce en un lointain obscur ;

    Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes

    Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

     

    Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres

    Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;

    Et le char vaporeux de la reine des ombres

    Monte et blanchit déjà les bords de l’horizon.

     

    Cependant, s’élançant de la flèche gothique,

    Un son religieux se répand dans les airs :

    Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique

    Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

     

    Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente

    N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;

    Je contemple la terre ainsi qu’une âme errante :

    Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

     

    De colline en colline en vain portant ma vue,

    Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,

    Je parcours tous les points de l’immense étendue,

    Et je dis : Nulle part le bonheur ne m’attend.

     

    Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,

    Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?

    Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,

    Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

     

    Quand le tour du soleil ou commence ou s’achève,

    D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;

    En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,

    Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

     

    Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,

    Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;

    Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;

    Je ne demande rien à l’immense univers.

     

    Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère,

    Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,

    Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,

    Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

     

    Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;

    Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,

    Et ce bien idéal que toute âme désire,

    Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

     

    Que ne puis-je, porté sur le char de l’aurore,

    Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !

    Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?

    Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

     

    Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,

    Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;

    Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :

    Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

    Alphonse de Lamartine, Les méditations poétiques, 1820

     

     

    À quoi je songe ? — Hélas ! loin du toit où vous êtes,

    Enfants, je songe à vous ! à vous, mes jeunes têtes,

    Espoir de mon été déjà penchant et mûr,

    Rameaux dont, tous les ans, l’ombre croît sur mon mur,

    Douces âmes à peine au jour épanouies,

    Des rayons de votre aube encor tout éblouies !

    Je songe aux deux petits qui pleurent en riant,

    Et qui font gazouiller sur le seuil verdoyant,

    Comme deux jeunes fleurs qui se heurtent entre elles,

    Leurs jeux charmants mêlés de charmantes querelles !

    Et puis, père inquiet, je rêve aux deux aînés

    Qui s’avancent déjà de plus de flot baignés,

    Laissant pencher parfois leur tête encor naïve,

    L’un déjà curieux, l’autre déjà pensive !

     

    Seul et triste au milieu des chants des matelots,

    Le soir, sous la falaise, à cette heure où les flots,

    S’ouvrant et se fermant comme autant de narines,

    Mêlent au vent des cieux mille haleines marines,

    Où l’on entend dans l’air d’ineffables échos

    Qui viennent de la terre ou qui viennent des eaux,

    Ainsi je songe ! — à vous, enfants, maisons, famille,

    A la table qui rit, au foyer qui pétille,

    A tous les soins pieux que répandent sur vous

    Votre mère si tendre et votre aïeul si doux !

    Et tandis qu’à mes pieds s’étend, couvert de voiles,

    Le limpide océan, ce miroir des étoiles,

    Tandis que les nochers laissent errer leurs yeux

    De l’infini des mers à l’infini des cieux,

    Moi, rêvant à vous seuls, je contemple et je sonde

    L’amour que j’ai pour vous dans mon âme profonde,

    Amour doux et puissant qui toujours m’est resté.

    Et cette grande mer est petite à côté !

    Victor Hugo, Les Voix intérieures, 1837


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  • Moment d'émerveillement par la richesse de sa palette chromatique, occasion de méditer sur la brièveté des jours et la fuite du temps, le crépuscule occupe dans la poésie romantique une place à part.

     

    soleils couchants

    Caspar David Friedrich, Paysage du soir avec deux hommes, entre 1830 et 1835

     

    Le soir

    Le soir ramène le silence.
    Assis sur ces rochers déserts,
    Je suis dans le vague des airs
    Le char de la nuit qui s'avance.

    Vénus se lève à l'horizon ;
    A mes pieds l'étoile amoureuse.
    De sa lueur mystérieuse
    Blanchit les tapis de gazon.

    De ce hêtre au feuillage sombre
    J'entends frissonner les rameaux :
    On dirait autour des tombeaux
    Qu'on entend voltiger une ombre.

    Tout à coup détaché des cieux,
    Un rayon de l'astre nocturne,
    Glissant sur mon front taciturne,
    Vient mollement toucher mes yeux.

    Doux reflet d'un globe de flamme,
    Charmant rayon, que me veux-tu ?
    Viens-tu dans mon sein abattu
    Porter la lumière à mon âme ?

    Descends-tu pour me révéler
    Des mondes le divin mystère?
    Les secrets cachés dans la sphère
    Où le jour va te rappeler?

    Une secrète intelligence
    T'adresse-t-elle aux malheureux ?
    Viens-tu la nuit briller sur eux
    Comme un rayon de l'espérance ?

    Viens-tu dévoiler l'avenir
    Au coeur fatigué qui t'implore ?
    Rayon divin, es-tu l'aurore
    Du jour qui ne doit pas finir ?

    Mon coeur à ta clarté s'enflamme,
    Je sens des transports inconnus,
    Je songe à ceux qui ne sont plus
    Douce lumière, es-tu leur âme ?

    Peut-être ces mânes heureux
    Glissent ainsi sur le bocage ?
    Enveloppé de leur image,
    Je crois me sentir plus près d'eux !

    Ah ! si c'est vous, ombres chéries !
    Loin de la foule et loin du bruit,
    Revenez ainsi chaque nuit
    Vous mêler à mes rêveries.
    Ramenez la paix et l'amour
    Au sein de mon âme épuisée,
    Comme la nocturne rosée
    Qui tombe après les feux du jour.

    Venez !... mais des vapeurs funèbres
    Montent des bords de l'horizon :
    Elles voilent le doux rayon,
    Et tout rentre dans les ténèbres.

    Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, 1820

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    Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées.
    Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
    Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
    Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !

    Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
    Sur la face des mers, sur la face des monts,
    Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
    Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

    Et la face des eaux, et le front des montagnes,
    Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
    S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
    Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.

    Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
    Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
    Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
    Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

    Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, 1831

     

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    Le coucher du soleil

    Quand le Soleil du soir parcourt les Tuileries
    Et jette l'incendie aux vitres du château,
    Je suis la Grande Allée et ses deux pièces d'eau
    Tout plongé dans mes rêveries !

    Et de là, mes amis, c'est un coup d'oeil fort beau
    De voir, lorsqu'à l'entour la nuit répand son voile,
    Le coucher du soleil, - riche et mouvant tableau,
    Encadré dans l'arc de l'Etoile !

    Gérard de Nerval, Odelettes, 1850

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    soleils couchants

    Caspar David Friedrich, Le soir, huile sur toile, 22,3 × 31 cm

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    "Notre-Dame
    Que c'est beau !"
    Victor HUGO

    Soleil couchant

    En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
    Je me suis arrêté quelques instants pour voir
    Le soleil se coucher derrière Notre-Dame.
    Un nuage splendide à l'horizon de flamme,
    Tel qu'un oiseau géant qui va prendre l'essor,
    D'un bout du ciel à l'autre ouvrait ses ailes d'or,
    - Et c'était des clartés à baisser la paupière.
    Les tours au front orné de dentelles de pierre,
    Le drapeau que le vent fouette, les minarets
    Qui s'élèvent pareils aux sapins des forêts,
    Les pignons tailladés que surmontent des anges
    Aux corps roides et longs, aux figures étranges,
    D'un fond clair ressortaient en noir ; l'Archevêché,
    Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché,
    Se dessinait au pied de l'église, dont l'ombre
    S'allongeait à l'entour mystérieuse et sombre.
    - Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux
    D'une maison du quai ; - l'air était doux ; les eaux
    Se plaignaient contre l'arche à doux bruit, et la vague
    De la vieille cité berçait l'image vague ;
    Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas
    Que la nuit étoilée arrivait à grands pas.

    Théophile Gautier, Premières poésies, 1830-1832

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    Harmonie du soir

    Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
    Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
    Valse mélancolique et langoureux vertige !

    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
    Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ;
    Valse mélancolique et langoureux vertige !
    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

    Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige,
    Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
    Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

    Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
    Du passé lumineux recueille tout vestige !
    Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
    Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

    Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

     

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    Der Abend

    "Senke, strahlender Gott, die Fluren dürsten
    Nach erquickendem Tau, der Mensch verschmachtet,
    Matter ziehen die Rosse, senke den wagen hinab.

    Sehe, wer aus des Meeres krystallner Woge
    Lieblich lächelnd dir winkt! Erkennt dein Herz sie?
    Rascher fliegen die Rosse.
    Thetys, die göttliche, winkt.

    Schnell vom Wagen herab in ihre Arme
    Springt der Führer. Den Zaum ergreift Kupido.
    Stille halten die Rosse,
    Trinken die kühlende Flut.

    Auf dem Himmel herauf mit leisen Schritten
    Kommt die duftende Nacht; ihr folgt die süsse Liebe.
    Ruht und liebet! Phöbus, der Liebende, ruht."

     

    "Descends, dieu rayonnant… les campagnes aspirent après la rosée rafraîchissante, l’homme épuisé languit, tes coursiers fatigués se ralentissent… laisse ton char descendre !

     

    Vois qui, du sein de la mer aux flots de cristal, t’appelle par un sourire aimable ! Ton cœur la reconnaît-il ? Les coursiers volent plus rapides : c’est Téthys, c’est ta divine épouse qui t’appelle.

     

    Soudain, du char qu’il conduit, le dieu s’élance dans ses bras ; Cupidon saisit les rènes ; les coursiers s’arrêtent et boivent l’onde rafraîchissante.

     

    Au ciel, d’un pas léger, monte la nuit embaumée : le doux amour la suit. Reposez et aimez ! Phébus aime et repose."

    Friedrich von Schiller, Ballades, 1797

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    "La maison du berger" (extrait)

    [...] Si ton corps frémissant des passions secrètes,
    S'indigne des regards, timide et palpitant ;
    S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
    Pour la mieux dérober au profane insultant ;
    Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
    Si ton beau front rougit de passer dans les songes
    D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,

    Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
    Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
    Du haut de nos pensers vois les cités serviles
    Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
    Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
    Libres comme la mer autour des sombres îles.
    Marche à travers les champs une fleur à la main.

    La Nature t'attend dans un silence austère ;
    L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
    Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
    Balance les beaux lys comme des encensoirs.
    La forêt a voilé ses colonnes profondes,
    La montagne se cache, et sur les pâles ondes
    Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

    Le crépuscule ami s'endort dans la vallée,
    Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,
    Sous les timides joncs de la source isolée
    Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,
    Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
    Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
    Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison. [...]

    Alfred de Vigny, Les Destinées, 1863

     

     


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  • Le début du 19ème siècle voit se multiplier les voyages et les récits de voyages qui rendent comptent des merveilles visitées tout en faisant part des méditations des auteurs: fuite du temps, grandeur de la nature, fragilité des civilisations qui n'ont laissé que des ruines. Il ne s'agit pas à proprement parler de poésie, mais je range ici ces extraits de récits de voyage dont le rythme et la richesse visuelle n'a rien à envier à la poésie. A côté d'eux, des textes en vers. 

    J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.

    Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’Oedipe, de Philoctète et d’Hécabe ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un peuple libre.

    François-René de chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811

     

    Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui loin d’abaisser l’âme donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Ecriture sont là : chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Eternel.

    François-René de chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811

     

    J’avoue pourtant qu’au premier aspect des Pyramides, je n’ai senti que de l’admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu’un amas de pierres et un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ; c’est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l’éternité. " Tous ces peuples (d’Égypte), dit Diodore de Sicile, regardant la durée de la vie comme un temps très court et de peu d’importance, font au contraire beaucoup d’attention à la longue mémoire que la vertu laisse après elle : c’est pourquoi ils appellent les maisons des vivants des hôtelleries, par lesquelles on ne fait que passer ; mais ils donnent le nom de demeures éternelles aux tombeaux des morts, d’où l’on ne sort plus. Ainsi les rois ont été comme indifférents sur la construction de leurs palais, et ils se sont épuisés dans la construction de leurs tombeaux. "

     On voudrait aujourd’hui que tous les monuments eussent une utilité physique, et l’on ne songe pas qu’il y a pour les peuples une utilité morale d’un ordre fort supérieur, vers laquelle tendaient les législations de l’antiquité. La vue d’un tombeau n’apprend-elle donc rien ?  

     Si elle enseigne quelque chose, pourquoi se plaindre qu’un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine. A moins de soutenir qu’il est égal pour une nation de laisser ou de ne pas laisser un nom dans l’histoire, on ne peut condamner ces édifices qui portent la mémoire d’un peuple au delà de sa propre existence et le font vivre contemporain des générations qui viennent s’établir dans ses champs abandonnés. Qu’importe alors que ces édifices aient été des amphithéâtres ou des sépulcres ? Tout est tombeau chez un peuple qui n’est plus. Quand l’homme a passé, les monuments de sa vie sont encore plus vains que ceux de sa mort : son mausolée est au moins utile à ses cendres ; mais ses palais gardent-ils quelque chose de ses plaisirs ?

    François-René de chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811

     

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    L'andalouse

    Avez-vous vu, dans Barcelone,
    Une Andalouse au sein bruni ?
    Pâle comme un beau soir d'automne !
    C'est ma maîtresse, ma lionne!
    La marquesa d'Amaëgui !

    J'ai fait bien des chansons pour elle,
    Je me suis battu bien souvent.
    Bien souvent j'ai fait sentinelle,
    Pour voir le coin de sa prunelle,
    Quand son rideau tremblait au vent.

    Elle est à moi, moi seul au monde.
    Ses grands sourcils noirs sont à moi,
    Son corps souple et sa jambe ronde,
    Sa chevelure qui l'inonde,
    Plus longue qu'un manteau de roi !

    C'est à moi son beau col qui penche
    Quand elle dort dans son boudoir,
    Et sa basquina sur sa hanche,
    Son bras dans sa mitaine blanche,
    Son pied dans son brodequin noir !

    Vrai Dieu ! Lorsque son oeil pétille
    Sous la frange de ses réseaux,
    Rien que pour toucher sa mantille,
    De par tous les saints de Castille,
    On se ferait rompre les os.

    Qu'elle est superbe en son désordre,
    Quand elle tombe, les seins nus,
    Qu'on la voit, béante, se tordre
    Dans un baiser de rage, et mordre
    En criant des mots inconnus !

    Et qu'elle est folle dans sa joie,
    Lorsqu'elle chante le matin,
    Lorsqu'en tirant son bas de soie,
    Elle fait, sur son flanc qui ploie,
    Craquer son corset de satin !

    Allons, mon page, en embuscades !
    Allons ! la belle nuit d'été !
    Je veux ce soir des sérénades
    A faire damner les alcades
    De Tolose au Guadalété

    Alfred de Musset, Contes d'Espagne et d'Italie, 1830

     

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    Le véritable charme du Généralife, ce sont ses jardins et ses eaux. Un canal, revêtu de marbre, occupe toute la longueur de l’enclos, et roule ses flots abondants et rapides sous une suite d’arcades de feuillage formées par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès, sont plantés sur chaque bord ; au pied de l’un de ces cyprès d’une monstrueuse grosseur, et qui remonte au temps des Mores, la favorite de Boabdil, s’il faut en croire la légende, prouva souvent que les verrous et les grilles sont de minces garants de la vertu des sultanes. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’if est très gros et fort vieux.

     

    La perspective est terminée par une galerie-portique à jets d’eau, à colonnes de marbre, comme le patio des Myrtes de l’Alhambra. Le canal fait un coude, et vous pénétrez dans d’autres enceintes ornées de pièces d’eau et dont les murs conservent des traces de fresques du XVIme siècle, représentant des architectures rustiques et des points de vue. Au milieu d’un de ces bassins s’épanouit, comme une immense corbeille, un gigantesque laurier-rose d’un éclat et d’une beauté incomparables. Au moment où je le vis, c’était comme une explosion de fleurs, comme le bouquet d’un feu d’artifice végétal ; une fraîcheur splendide et vigoureuse, presque bruyante, si ce mot peut s’appliquer à des couleurs, à faire paraître blafard le teint de la rose la plus vermeille ! Ses belles fleurs jaillissaient  avec toute l’ardeur du désir vers la pure lumière du ciel ; ses nobles feuilles, taillées tout exprès par la nature pour couronner la gloire, lavées par la bruine des jets d’eau, étincelaient comme des émeraudes au soleil. Jamais rien ne m’a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du Généralife.

    Théophile Gautier, Voyage en Espagne, 1843

     Perspective

    Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,
    Quand l’œil à l’horizon se tourne avec regret,
    Les dômes, les clochers font comme une forêt ;
    À chaque tour de roue il surgit une aiguille.

    D’abord la Giralda, dont l’ange d’or scintille,
    Rose dans le ciel bleu, darde son minaret ;
    La cathédrale énorme à son tour apparaît
    Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville.

    De près, l’on n’aperçoit que des fragments d’arceaux :
    Un pignon biscornu, l’angle d’un mur maussade,
    Cache la flèche ouvrée et la riche façade.

    Grands hommes, obstrués et masqués par les sots,
    Comme les hautes tours sur les toits de la ville,
    De loin vos fronts grandis montent dans l’air tranquille !

    Théophile Gautier, Espana, 1845

     

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    Il fait déjà grand jour, nous avons dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s’avance dans la mer d’environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et son escalier de terrasses cultivées en jardins ; l’immense vallée qui sépare deux  chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphithéâtre, dont la teinte violette est constellée çà et là de points crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvents et de châteaux. C’est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l’âme s’élargit, comme pour atteindre aux proportions d’un tel spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr-Beyrouth, rivière l’été, torrent l’hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes à l’ombre des arches d’un pont romain.

    Les chevaux avaient seulement de l’eau jusqu’à mi-jambe : des tertres couverts d’épais buissons de lauriers-roses divisent le courant et couvrent partout de leur ombre le lit ordinaire de la rivière ; deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des inondations détachent et font ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de verdure et de fleurs. Au-delà commencent les premières pentes de la montagne ; des grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes rabougris à la feuille teintée d’un vert sombre, des aloès et des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant l’homme à son passage, mais offrant un refuge à d’énormes lézards verts qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux : voilà ce qu’on rencontre en gravissant les premières hauteurs.

    Gérard de Nerval, Voyage en Orient, "Séjour au Liban", 1851

     

    A l’époque où la Porte était en guerre avec l’Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n’y manquaient pas, témoin cette Roxelane française au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu’au théâtre, et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. Aujourd’hui, plus de Françaises, plus même d’Européennes possibles pour l’infortuné sultan. S’il s’avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d’ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l’occasion d’une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l’enlèvement d’Hélène.

    Quand le sultan traverse, dans Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l’étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n’aurait pas le droit d’enfermer une femme de naissance libre. Il doit s’être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l’esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises ; mais c’est là le fruit défendu.

    Gérard de Nerval, Voyage en Orient, "Séjour en Turquie", 1851

     


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  • omment résumer les choses? quelques mots clés peut-être: passion, tourments, lyrisme, rêverie, exotisme, fantastique, couleur, fantaisie, démesure, piano, symphonie, concerto, sentiments, nuit, soir, couleur locale, intimisme, exubérance, virtuosité, opéra

    Ludwig van Beethoven (1870-1827), Sonate n°23, op. 57, "Appassionata"

     

    Franz Schubert (1797-1828), Wanderer Fantaisie, 3ème mouvement, "Adagio"

     

    Frédéric Chopin (1810-1849), Sonate n°2 op. 35

     

    Hector Berlioz (1803-1869), Symphonie Fantastique, cinquième mouvement :"songe d'une nuit du sabbat"

     

    Johannes Brahms (1833-1897), Danse hongroise n°1 

     

    Giuseppe Verdi (1813-1901), Aïda, air "Ritorna vincitor"

     

    Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata, air "Addio del passato"

     

    Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin, air "In fernem Land"

     

    Franz Liszt (1811-1886), Trois études de concert,  "Un Sospiro"

     


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  • VII

    Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes !

    Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse.

    Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier, quand on y porte la main. Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui.

    La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman.

    Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait.

    Elle dessinait quelquefois ; et c’était pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l’huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s’arrêtait à l’écouter, sa feuille de papier à la main.

    Emma, d’autre part, savait conduire sa maison. Elle envoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournées, qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin à dîner, elle trouvait moyen d’offrir un plat coquet, s’entendait à poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-Claude, servait renversés les pots de confitures dans une assiette, et même elle parlait d’acheter des rince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considération sur Bovary.

    Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle à la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie.

    Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait à manger, et comme la bonne était couchée, c’était Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait les uns après les autres tous les gens qu’il avait rencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances qu’il avait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.

    Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne.

    Sa mère l’approuvait en cette économie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsqu’il y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente ; et cependant Mme Bovary mère semblait prévenue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position de fortune : le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; Mme Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mère s’échangeaient tout le long du jour, accompagnés d’un petit frémissement des lèvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colère.

    Du temps de Mme Dubuc, la vieille femme se sentait encore la préférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en manière de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux négligences d’Emma, concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive.

    Charles ne savait que répondre ; il respectait sa mère, et il aimait infiniment sa femme ; il considérait le jugement de l’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autre irréprochable. Quand Mme Bovary était partie il essayait de hasarder timidement, et dans les mêmes termes, une ou deux des plus anodines observations qu’il avait entendu faire à sa maman ; Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le renvoyait à ses malades.

    Cependant, d’après des théories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remué.

    Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières ; il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner.

    Un garde-chasse, guéri par Monsieur, d’une fluxion de poitrine, avait donné à Madame une petite levrette d’Italie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’être seule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse.

    Elle allait jusqu’à la hêtraie de Banneville, près du pavillon abandonné qui fait l’angle du mur, du côté des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes.

    Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Elle retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d’orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenêtres, dont les volets toujours clos s’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ou mordillait les coquelicots sur le bord d’une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient, et assise sur le gazon, qu’elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :

    — Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?

    Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, où elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c’était loin, tout cela ! comme c’était loin !

    Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts sur sa longue tête fine, et lui disait :

    — Allons, baisez maîtresse, vous qui n’avez pas de chagrins.

    Puis, considérant la mine mélancolique du svelte animal qui bâillait avec lenteur, elle s’attendrissait, et, le comparant à elle-même, lui parlait tout haut, comme à quelqu’un d’affligé que l’on console.

    Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu’au loin dans les champs, une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre, et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait.

    Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairait la mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel était rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantés en ligne droite semblaient une colonnade brune se détachant sur un fond d’or ; une peur la prenait, elle appelait Djali, s’en retournait vite à Tostes par la grande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soirée ne parlait pas.

    Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d’extraordinaire tomba dans sa vie : elle fut invitée à la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers.

    Secrétaire d’État sous la Restauration, le marquis, cherchant à rentrer dans la vie politique, préparait de longue main sa candidature à la Chambre des députés. Il faisait, l’hiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au Conseil général, réclamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcès dans la bouche, dont Charles l’avait soulagé comme par miracle, en y donnant à point un coup de lancette. L’homme d’affaires, envoyé à Tostes pour payer l’opération, conta, le soir, qu’il avait vu dans le jardinet du médecin des cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal à la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelques boutures à Bovary, se fit un devoir de l’en remercier lui-même, aperçut Emma, trouva qu’elle avait une jolie taille et qu’elle ne saluait point en paysanne ; si bien qu’on ne crut pas au château outre-passer les bornes de la condescendance, ni d’autre part commettre une maladresse, en invitant le jeune ménage.

    Un mercredi, à trois heures, M. et Mme Bovary, montés dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachée par derrière et une boîte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes.

    Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à allumer des lampions dans le parc, afin d’éclairer les voitures.

     

    VIII

    Le château, de construction moderne, à l’italienne, avec deux ailes avançant et trois perrons, se déployait au bas d’une immense pelouse où paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacés, tandis que des bannettes d’arbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inégales sur la ligne courbe du chemin sablé. Une rivière passait sous un pont ; à travers la brume, on distinguait des bâtiments à toit de chaume, éparpillés dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par derrière, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallèles, les remises et les écuries, restes conservés de l’ancien château démoli.

    Le boc de Charles s’arrêta devant le perron du milieu ; des domestiques parurent ; le marquis s’avança, et, offrant son bras à la femme du médecin, l’introduisit dans le vestibule.

    Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas, avec celui des voix y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier droit, et à gauche une galerie, donnant sur le jardin, conduisait à la salle de billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en lettres noires. Elle lut : « Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un autre : « Jean-Antoine-Henry-Guy d’Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de l’ordre de Saint-Michel, blessé au combat de la Hougue-Saint-Vaast, le 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard le 23 janvier 1693. » Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces grands carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi.

    Le marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva (la marquise elle-même), vint à la rencontre d’Emma et la fit asseoir près d’elle, sur une causeuse, où elle se mit à lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. C’était une femme de la quarantaine environ, à belles épaules, à nez busqué, à la voix traînante, et portant, ce soir-là, sur ses cheveux châtains, un simple fichu de guipure qui retombait par derrière, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait à côté, dans une chaise à dossier long ; et des messieurs, qui avaient une petite fleur à la boutonnière de leur habit, causaient avec les dames, tout autour de la cheminée.

    À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux, s’assirent à la première table, dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle à manger, avec le marquis et la marquise.

    Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles à jour s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguette de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde.

    Mme Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leur verre.

    Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines !

    On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs.

    Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s’apprêter pour le bal.

    Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d’une actrice à son début. Elle disposa ses cheveux d’après les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barège, étalée sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre.

    — Les sous-pieds vont me gêner pour danser, dit-il.

    — Danser ? reprit Emma.

    — Oui !

    — Mais tu as perdu la tête ! on se moquerait de toi, reste à ta place. D’ailleurs, c’est plus convenable pour un médecin, ajouta-t-elle.

    Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant qu’Emma fût habillée.

    Il la voyait par derrière, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombés vers les oreilles, luisaient d’un éclat bleu ; une rose à son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d’eau factices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pâle, relevée par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure.

    Charles vint l’embrasser sur l’épaule.

    — Laisse-moi ! dit-elle, tu me chiffonnes.

    On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor. Elle descendit l’escalier, se retenant de courir.

    Les quadrilles étaient commencés. Il arrivait du monde. On se poussait. Elle se plaça près de la porte, sur une banquette.

    Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes d’hommes causant debout et les domestiques en livrée qui apportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les éventails peints s’agitaient, les bouquets cachaient à demi le sourire des visages, et les flacons à bouchon d’or tournaient dans des mains entr’ouvertes dont les gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collées sur les fronts et tordues à la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bluets. Pacifiques à leurs places, des mères à figure renfrognée portaient des turbans rouges.

    Le cœur d’Emma lui battit un peu lorsque son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup d’archet pour partir. Mais bientôt l’émotion disparut ; et, se balançant au rythme de l’orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements légers du cou. Un sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; on entendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables ; puis tout reprenait à la fois, le cornet à piston lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres.

    Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans, disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.

    Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues.

    À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.

    L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, Mme Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents.

    Une dame, près d’elle, laissa tomber son éventail. Un danseur passait.

    — Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon éventail, qui est derrière ce canapé !

    Le monsieur s’inclina, et, pendant qu’il faisait le mouvement d’étendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. Le monsieur, ramenant l’éventail, l’offrit à la dame, respectueusement ; elle le remercia d’un signe de tête et se mit à respirer son bouquet.

    Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d’Espagne et de vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d’amandes, des puddings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelées alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes après les autres, commencèrent à s’en aller. En écartant du coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans l’ombre la lumière de leurs lanternes. Les banquettes s’éclaircirent ; quelques joueurs restaient encore ; les musiciens rafraîchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts ; Charles dormait à demi, le dos appuyé contre une porte.

    À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, Mlle d’Andervilliers elle-même et la marquise ; il n’y avait plus que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu près.

    Cependant, un des valseurs, qu’on appelait familièrement vicomte, et dont le gilet très ouvert semblait moulé sur la poitrine, vint une seconde fois encore inviter Mme Bovary, l’assurant qu’il la guiderait et qu’elle s’en tirerait bien.

    Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient : tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d’Emma, par le bas, s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent ; et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte, l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie, où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux.

    Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit le vicomte, et le violon recommença.

    On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du corps et le menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, la taille cambrée, le coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser, celle-là ! Ils continuèrent longtemps et fatiguèrent tous les autres.

    On causa quelques minutes encore et, après les adieux ou plutôt le bonjour, les hôtes du château s’allèrent coucher.

    Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps. Il avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les tables, à regarder jouer au whist sans y rien comprendre. Aussi poussa-t-il un grand soupir de satisfaction lorsqu’il eut retiré ses bottes.

    Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et s’accouda.

    La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle aspira le vent humide qui lui rafraîchissait les paupières. La musique du bal bourdonnait encore à ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir éveillée, afin de prolonger l’illusion de cette vie luxueuse qu’il lui faudrait tout à l’heure abandonner.

    Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château, longuement, tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tous ceux qu’elle avait remarqués la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pénétrer, s’y confondre.

    Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait.

    Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le repas dura dix minutes ; on ne servit aucune liqueur, ce qui étonna le médecin. Ensuite Mlle d’Andervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la pièce d’eau et on s’alla promener dans la serre chaude, où des plantes bizarres, hérissées de poils, s’étageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils à des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts entrelacés. L’orangerie, que l’on trouvait au bout, menait à couvert jusqu’aux communs du château. Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête s’agitait dans sa stalle, quand on passait près d’elle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait à l’œil comme le parquet d’un salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes rangés en ligne tout le long de la muraille.

    Charles, cependant, alla prier un domestique d’atteler son boc. On l’amena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les époux Bovary firent leurs politesses au marquis et à la marquise, et repartirent pour Tostes.

    Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé sur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux bras écartés, et le petit cheval trottait l’amble dans les brancards, qui étaient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en s’y trempant d’écume, et la boîte ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de grands coups réguliers.

    Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le vicomte ; elle se détourna, et n’aperçut à l’horizon que le mouvement des têtes s’abaissant et montant, selon la cadence inégale du trot ou du galop.

    Un quart de lieue plus loin, il fallut s’arrêter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu.

    Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d’œil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; et il ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu, comme la portière d’un carrosse.

    — Il y a même deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour ce soir, après dîner.

    — Tu fumes donc ? demanda-t-elle.

    — Quelquefois, quand l’occasion se présente.

    Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.

    Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n’était point prêt. Madame s’emporta. Nastasie répondit insolemment.

    — Partez ! dit Emma. C’est se moquer, je vous chasse.

    Il y avait pour dîner de la soupe à l’oignon, avec un morceau de veau à l’oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains d’un air heureux :

    — Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !

    On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu société pendant bien des soirs, dans les désœuvrements de son veuvage. C’était sa première pratique, sa plus ancienne connaissance du pays.

    — Est-ce que tu l’as renvoyée pour tout de bon ? dit-il enfin.

    — Oui. Qui m’en empêche ? répondit-elle.

    Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant qu’on apprêtait leur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les lèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée.

    — Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement.

    Il déposa son cigare, et courut avaler, à la pompe, un verre d’eau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de l’armoire.

    La journée fut longue, le lendemain ! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal déjà lui semblait loin ! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant ; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas.

    Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s’éveillant : « Ah ! il y a huit jours… il y a quinze jours…, il y a trois semaines, j’y étais ! » Et peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements ; quelques détails s’en allèrent ; mais le regret lui resta.

    Gustave Flaubert (1821-1880), Madame Bovary, Première partie, chap. VII - chap. VIII


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