• strophes pour se souvenir...

    Le poète, quand il s'engage à travers l'écriture, se sent souvent le devoir d'entretenir la mémoire collective.

    C'est, par exemple, le cas de Victor Hugo dans "Souvenir de la nuit du 4".  Le poème est extrait du  recueil Les Châtiments (1853).  Louis-Napoléon Bonaparte est le neveu de Napoléon 1er. Il devient président de la deuxième République le 10 décembre 1848. À cette époque, Victor Hugo soutient cet homme de gauche proche du peuple qu’est Louis-Napoléon Bonaparte. La Constitution rend impossible la réélection du président. Ne parvenant pas à réformer la Constitution pour se faire réélire (à cause de l’opposition de l’Assemblée législative), Louis-Napoléon Bonaparte réalise un coup d’État le 2 décembre 1851. Deux jours plus tard, un soulèvement populaire est réprimé dans le sang (300 à 400 victimes). « Souvenir de la nuit du 4 » évoque cette journée sanglante. À peine un an plus tard, le 2 décembre 1852, Louis-Napoléon Bonaparte est sacré empereur. L’empire de Napoléon III ne prendra fin qu’en septembre 1870 avec la capitulation de Sedan (guerre contre les Prussiens). Opposé à l'empire, Victor Hugo est contraint de s’enfuir sous une fausse identité, et choisit de s'exiler durant 19 ans.

    L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.
    Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
    On voyait un rameau bénit sur un portrait.
    Une vieille grand-mère était là qui pleurait.
    Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
    Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son oeil farouche ;
    Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
    Il avait dans sa poche une toupie en buis.
    On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
    Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
    Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
    L'aïeule regarda déshabiller l'enfant,
    Disant : - comme il est blanc ! approchez donc la lampe.
    Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe ! -
    Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
    La nuit était lugubre ; on entendait des coups
    De fusil dans la rue où l'on en tuait d'autres.
    - Il faut ensevelir l'enfant, dirent les nôtres.
    Et l'on prit un drap blanc dans l'armoire en noyer.
    L'aïeule cependant l'approchait du foyer
    Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.
    Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides
    Ne se réchauffe plus aux foyers d'ici-bas !
    Elle pencha la tête et lui tira ses bas,
    Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.
    - Est-ce que ce n'est pas une chose qui navre !
    Cria-t-elle ; monsieur, il n'avait pas huit ans !
    Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.
    Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,
    C'est lui qui l'écrivait. Est-ce qu'on va se mettre
    A tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu !
    On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,
    Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !
    Dire qu'ils m'ont tué ce pauvre petit être !
    Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.
    Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
    Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;
    Cela n'aurait rien fait à monsieur Bonaparte
    De me tuer au lieu de tuer mon enfant ! -
    Elle s'interrompit, les sanglots l'étouffant,
    Puis elle dit, et tous pleuraient près de l'aïeule :
    - Que vais-je devenir à présent toute seule ?
    Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd'hui.
    Hélas ! je n'avais plus de sa mère que lui.
    Pourquoi l'a-t-on tué ? Je veux qu'on me l'explique.
    L'enfant n'a pas crié vive la République. -

    Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,
    Tremblant devant ce deuil qu'on ne console pas.

    Vous ne compreniez point, mère, la politique.
    Monsieur Napoléon, c'est son nom authentique,
    Est pauvre, et même prince ; il aime les palais ;
    Il lui convient d'avoir des chevaux, des valets,
    De l'argent pour son jeu, sa table, son alcôve,
    Ses chasses ; par la même occasion, il sauve
    La famille, l'église et la société ;
    Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l'été,
    Où viendront l'adorer les préfets et les maires ;
    C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand-mères,
    De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
    Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

    Au 20è siècle, en France, de nombreux poètes entreprennent de témoigner, ou de garder la trace des exactions commises par les Nazis. Ainsi le poème de Jean Tardieu intitulé "Oradour". Le 10 juin 1944, la population toute entière, hommes, femmes, enfants, vieillards, d'un paisible village limousin, Oradour-sur-Glane, est exterminée sans raison par une division SS qui se replie vers le centre de la France alors que les alliés viennent de débarquer en Normandie.  Le poète écrit ceci:

    Oradour n'a plus de femmes
    Oradour n'a plus un homme
    Oradour n'a plus de feuilles
    Oradour n'a plus de pierres
    Oradour n'a plus d'église
    Oradour n'a plus d'enfants

    Plus de fumée plus de rires
    Plus de toîts plus de greniers
    Plus de meules plus d'amour
    Plus de vin plus de chansons.

    Oradour, j'ai peur d'entendre
    Oradour, je n'ose pas
    Approcher de tes blessures
    De ton sang de tes ruines,
    je ne peux je ne peux pas
    Voir ni entendre ton nom.

    Oradour je crie et hurle
    Chaquefois qu'un coeur éclate
    Sous les coups des assassins
    Une tête épouvantée
    Deux yeux larges deux yeux rouges
    Deux yeux graves deux yeux grands
    Comme la nuit la folie
    Deux yeux de petits enfants:
    Ils ne me quitteront pas.

    Oradour je n'ose plus
    Lire ou prononcer ton nom.

    Oradour honte des hommes
    Oradour honte éternelle
    Nos coeurs ne s'apaiseront
    Que par la pire vengeance
    Haine et honte pour toujours.

    Oradour n'a plus de forme
    Oradour, femmes ni hommes
    Oradour n'a plus d'enfants
    Oradour n'a plus de feuilles
    Oradour n'a plus d'église
    Plus de fumées plus de filles
    Plus de soirs ni de matins
    Plus de pleurs ni de chansons.

    Oradour n'est plus qu'un cri
    Et c'est bien la pire offense
    Au village qui vivait
    Et c'est bien la pire honte
    Que de n'être plus qu'un cri,
    Nom de la haine des hommes
    Nom de la honte des hommes
    Le nom de notre vengeance
    Qu'à travers toutes nos terres
    On écoute en frissonnant,
    Une bouche sans personne,
    Qui hurle pour tous les temps.

    (pour en savoir plus sur Oradour-sur-Glane: http://www.oradour.org/ )

    Le 22 octobre 1941, René Guy Cadou assiste à l’arrivée de trois des « fusillés de Châteaubriant » au cimetière de Saint-Aubin-des-Châteaux : en représailles à l’exécution d’un lieutenant allemand par la Résistance, vingt-sept prisonniers du camp de Châteaubriant ont été fusillés. Bouleversé, Cadou écrit le poème « Les Fusillés de Châteaubriant », qui paraîtra dans le recueil Pleine Poitrine publié en 1946.

    Ils sont appuyés contre le ciel
    Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel,
    Avec toute la vie derrière eux
    Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
    Qui est un monument d’amour

    Ils n’ont pas de recommandation à se faire
    Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
    L’un d’eux pense à un petit village
    Où il allait à l’école
    Un autre est assis à sa table
    Et ses amis tiennent ses mains
    Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
    Ils sont bien au dessus de ces hommes
    Qui les regardent mourir
    Il y a entre eux la différence du martyre
    Parce que le vent est passé là où ils chantent
    Et leur seul regret est que ceux
    Qui vont les tuer n’entendent pas
    Le bruit énorme des paroles
    Ils sont exacts au rendez-vous
    Ils sont même en avance sur les autres
    Pourtant ils disent qu’ils ne sont plus des apôtres
    Et que tout est simple
    Et que la mort surtout est une chose simple
    Puisque toute liberté se survit.

    strophes pour se souvenir...

    En 1955, à l’occasion de l’inauguration d’une rue « Groupe Manouchian » à Paris, Louis Aragon écrit le poème « Strophes pour se souvenir », dans lequel il rend hommage à ces résistants « étrangers » arrêtés par les Allemands et fusillés le 21 février 1944. Onze ans après la fin du conflit, l’heure n’est plus à la lutte mais au devoir de mémoire.

    Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
    Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
    Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
    Vous vous étiez servis simplement de vos armes
    La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

    Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
    Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
    L’affiche qui semblait une tache de sang
    Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
    Y cherchait un effet de peur sur les passants

    Nul ne semblait vous voir français de préférence
    Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
    Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
    Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
    Et les mornes matins en étaient différents

    Tout avait la couleur uniforme du givre
    À la fin février pour vos derniers moments
    Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
    Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
    Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

    Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
    Adieu la vie adieu la lumière et le vent
    Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
    Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
    Quand tout sera fini plus tard en Erivan

    Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
    Que la nature est belle et que le cœur me fend
    La justice viendra sur nos pas triomphants
    Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
    Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

    Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
    Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
    Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
    Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
    Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.

     


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